Réduire le sentiment de solitude en zone urbaine grâce à la nature
La solitude et l’isolement social constituent des défis majeurs pour les citoyens, notamment dans un contexte post-COVID 19 ayant fragilisé les liens sociaux. D’après une étude réalisée par la Fondation de France en partenariat avec le Crédoc en 2023, 1 personne sur 5 indique se sentir régulièrement seule (21%). Ce sentiment fluctue selon le lieu (espace rural/urbain) et le niveau de pauvreté et de précarité. Alliant les questions de nature en ville, d’isolement social et de solitude, le projet européen RECETAS vise à promouvoir l’accès à la nature dans les espaces urbains et péri-urbains afin de contribuer positivement à la santé mentale et au bien-être de ses habitants. Pour mieux comprendre ce projet de recherche qui se clôturera en 2026, nous avons échangé avec Lucie Cattaneo, psychologue au sein de l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille (APHM), Arthur Vaugeois, chargé de la communication du projet RECETAS pour l’AVITEM et Marion Bonnafé chargée de communication à l’AVITEM.
eurêka 21 : Pouvez-vous décrire le projet RECETAS en quelques mots ?
Arthur Vaugeois : RECETAS (Re-imagining environments for connection and engagement : testing actions for social prescribing in natural spaces) est un projet de coopération soutenu par le programme européen de recherche Horizon 2020, (aujourd’hui appelé Horizon Europe). Ce projet a débuté en 2021 et durera jusqu’en 2026. Il est doté d’un budget de 5 millions d’euros.
Il réunit douze partenaires de huit pays différents (universités, associations…) et implique notamment six villes pilotes localisées sur plusieurs continents, qui expérimentent des actions liées au projet : Melbourne en Australie, Cuenca en Équateur, Helsinki en Finlande, Prague en République Tchèque, Barcelone en Espagne et Marseille en France.
Via RECETAS, nous souhaitions faire le lien entre le rôle que peut jouer la nature dans les espaces urbains et péri-urbains et son impact sur l’isolement social et le sentiment de solitude des habitants.
eurêka 21 : D’où provient cette idée de travailler sur les liens entre isolement, solitude et nature en ville ?
Lucie Cattaneo : Pour ce projet, nous nous sommes appuyés sur une méthodologie très développée en Finlande, qui étudie les interventions de groupes pour soigner le sentiment d’isolement. À travers des activités réalisées dans des espaces naturels (parcs, jardins communautaires…) et collectivement, les individus peuvent ainsi créer des liens interpersonnels et mieux appréhender leur environnement. Ce type d’action permet de réduire le sentiment d’isolement et de solitude.
Ce projet est complexe car il croise de nombreuses questions de recherche et plusieurs champs disciplinaires (interaction entre l’aménagement urbain et les comportements sociaux). La question de la solitude dans les espaces urbains, par exemple, est de plus en plus étudiée et émerge comme un problème de santé publique. L’isolement et le sentiment de solitude sont souvent précurseurs de morbidité, d’une atteinte plus grave à la santé mentale et physique. De fait, le sentiment de solitude repose aussi sur des déterminants sociaux et non des facteurs internes. Ce projet RECETAS vise à apporter des données probantes sur ces hypothèses scientifiques, en y intégrant le rôle possible de la nature pour répondre à ces problématiques. À terme, il vise à améliorer le bien-être des populations grâce à la diffusion et mise en œuvre d’activités de nature dans d’autres espaces urbains, à partir des expérimentations du projet.
eurêka 21 : Ce sujet est-il nouveau pour vos structures ?
Arthur Vaugeois : L’AVITEM travaille beaucoup sur les questions de nature en ville et sur des enjeux sociaux. La thématique des solutions basées sur la nature est par exemple très présente dans nos projets. Toutefois, le pont avec la question de la solitude est une nouveauté pour nous. C’est un angle que nous n’avons pas eu l’opportunité d’étudier avant.
Lucie Cattaneo : Pour nous aussi, aux Hôpitaux de Marseille, ce sont des questions assez novatrices. Bien sûr, la recherche théorique existe sur le sujet mais nous n’avons jamais expérimenté de telles solutions. D’ailleurs, en France, la littérature est abondante sur la solitude, l’isolement mais fait rarement le lien avec la nature. Certains hôpitaux développent parfois des actions intégrant la nature (jardins thérapeutiques…) mais il y a peu de questionnement au-delà.
Par ailleurs, en débutant ce projet, nous avons réalisé qu’il existait un tabou, que ce soit du côté des professionnels et des publics cibles, sur la solitude alors même que le sujet était traité scientifiquement. C’est un sentiment qui peut être très stigmatisant. Il est communément acquis que les personnes âgées souffrent de solitude mais dès que l’on touche un autre public, alors la question est difficilement tolérée. C’est cette zone grise qui rend le projet RECETAS particulièrement intéressant. C’est un sujet dont se saisissent de manière croissante les chercheurs et certains professionnels de santé mais qui est aussi totalement absent des politiques publiques alors même que l’enjeu en termes de santé publique est réel.
eurêka 21 : Pourriez-vous nous expliquer en quoi les actions développées dans RECETAS vous ont permis d’aller plus loin concernant l’impact de la nature sur le sentiment de solitude ?
Lucie Cattaneo : Nous sommes repartis de la méthodologie finlandaise. L’idée est ainsi de créer un groupe réunissant des habitants dans chacune des 6 villes partenaires du projet et de leur proposer de se rencontrer sur une durée de 10 semaines (variable selon les villes). Durant cette période, les groupes de citoyens participent à plusieurs activités de groupe en lien avec la nature. Pour établir le panel d’activités, nous nous sommes alliés à des partenaires locaux (associations de randonnée, groupes d’observation de la faune et de la flore…). Notre équipe a fait le choix de mesurer l’évolution des relations interpersonnelles et les ressentis des participants, au début et à la fin de l’intervention.
eurêka 21 : Des groupes de citoyens ont été mobilisés dans six villes à l’échelle mondiale : quels sont leurs profils et comment les avez-vous identifiés ?
Lucie Cattaneo : Au début du projet, il avait été proposé de choisir des groupes aux caractéristiques différentes par ville. Pour Marseille, nous avions ciblé un public « précaire et migrant » suite à un diagnostic territorial. Toutefois, nous avons vite réalisé qu’il était difficile de mettre en place des actions avec ces citoyens. En effet, les personnes en situation de précarité ont souvent des perspectives de court-terme : elles sont concentrées sur la réponse à des besoins primaires (se loger, se nourrir, obtenir un emploi…) et les problématiques du projet arrivent dans un second temps dans leurs priorités. Finalement, après la réalisation de plusieurs entretiens semi-directifs avec des professionnels du territoire, nous avons fait le choix de cibler les personnes en situation de vulnérabilité économique. Ce sont des personnes qui ont déjà un logement, bien qu’il puisse être précaire (foyer d’hébergement…), et qui sont souvent en cours de réinsertion professionnelle.
Arthur Vaugeois : D’ailleurs, les autres villes n’ont pas choisi les mêmes publics cibles. L’avantage de travailler à l’échelle transnationale et sur plusieurs continents, c’est que nous pouvons expérimenter sur des terrains socio-culturels très différents. Melbourne, par exemple, travaille avec les publics LGBTQI et les personnes réfugiées. Trois autres villes travaillent quant à elles avec des personnes âgées.
eurêka 21 : Avec quels acteurs locaux français travaillez-vous pour ce projet ?
Lucie Cattaneo : Pour renforcer les actions du projet, nous avons créé des liens avec l’association ASTRÉE qui vise par son action à restaurer le lien social et rompre la solitude. Il existe une antenne à Marseille avec laquelle nous travaillons depuis un an. Toutefois, l’association repose exclusivement sur des bénévoles et il y a donc peu de possibilités pour développer des actions de long-terme. Nous avons aussi un partenariat avec le Département des Bouches-du-Rhône et sa Direction dédiée aux personnes âgées et personnes en situation de handicap. Dans ce cadre, nous allons participer aux Assises de la lutte contre l’isolement le 21 novembre 2024.
Arthur Vaugeois : Le partenariat avec le Département est une belle avancée pour le projet. C’est toujours gratifiant qu’une autorité locale s’intéresse de près à ce que nous réalisons et soit prête à nous soutenir. Généralement, les institutions commencent à se saisir de la question et souhaitent la porter dans l’espace public.
eurêka 21 : 3 ans après le début du projet, où en êtes-vous aujourd’hui ? Quelles sont les prochaines étapes pour RECETAS ?
Arthur Vaugeois et Marion Bonnafé : Les expérimentations sont en cours avec les groupes tests. Nous allons ensuite collecter des données et travailler à la production d’études scientifiques. En parallèle, du côté de la communication, nous sommes en train de préparer la diffusion des résultats. Notre ambition est en effet d’avoir un impact sur les politiques publiques au-delà de la réplication des solutions du projet.
Une des attentes du programme Horizon 2020 est d’ailleurs la réutilisation et la commercialisation des résultats de ces 5 ans de recherche-action. Il s’agit pour nous de produire des ressources qui soient réutilisables et prêtes à l’emploi pour d’autres structures et notamment pour les acteurs publics.
eurêka 21 – Y a-t-il une réflexion que vous aimeriez partager pour clôturer cet échange ?
Arthur Vaugeois : Chez l’AVITEM, il y a un consensus général sur ce projet RECETAS qui fonctionne bien. Nous avons la chance d’avoir un chef de file (Barcelona Institute of Global Health) qui est efficace et qui soutient la mise en œuvre du projet. Ce projet est très enrichissant sur le plan personnel comme professionnel…
Marion Bonnafé : Dans le cadre de notre mission de communication, nous sommes très souvent sollicités pour intervenir lors d’événements… Ce projet affiche aussi une belle complémentarité entre les partenaires qui rend les travaux très intéressants.
Lucie Cattaneo : Sur la partie recherche-action, ce projet est très musclé mais c’est ce qui lui donne du sens. Les premières années ont pu être difficiles, notamment pour mobiliser les professionnels des territoires et les publics cibles, mais ce que montre ce processus c’est que, lorsqu’on insiste un peu et qu’on essaye d’adopter une approche qui répond aux besoins des publics, alors cela fait sens. Ce sont des questions de recherche qui sont prenantes, autant en tant que citoyenne que professionnelle. Aujourd’hui, la satisfaction c’est que nous commençons à gagner une forme de légitimité ; petit à petit les professionnels et les collectivités commencent à s’investir sur cette question à nos côtés.