Accompagner le changement de culture en faveur de l’égalité de genre : l’expérience de la ville italienne de Pordenone

#urbain février 2025 10 min de lecture
Ville italienne de Pordenone

Les inégalités de genre transcendent les milieux sociaux et se manifestent autant dans les espaces urbains que ruraux. En 2022, seuls 33,2% des élus dans les parlements nationaux sont des femmes. Dans les États membres de l’UE, hormis aux Pays-Bas, en Finlande et en Suède, la part de femmes maires est inférieure ou égale à 25%[1]. Les femmes sont également plus exposées aux violences : en 2017, une étude de l’Agence européenne des Droits fondamentaux[2] estimait que 45 à 55% des femmes de l’UE auraient été confrontées à une situation de harcèlement sexuel depuis l’âge de 15 ans. Si des politiques européennes et nationales existent en faveur de l’égalité de genre, l’échelon local a un rôle majeur à jouer pour entraîner un changement de culture collective et initier des actions concrètes sur l’égalité de genre. Pour comprendre comment les autorités publiques locales peuvent contribuer à répondre à ces enjeux, nous avons échangé avec Angelica Ferretti, qui travaille pour Pordenone, en Italie, dans la région autonome du Frioul-Vénétie Julienne, une ville pionnière en matière d’actions pour l’égalité de genre.  

eurêka 21 : Angelica, vous travaillez pour Pordenone depuis 2015. Quel est votre rôle au sein de la municipalité ?

Je suis cheffe de projet européen au sein du département Europe de la ville de Pordenone. J’interviens également comme conseillère en « mobility Eurodesk » pour accompagner les jeunes du territoire dans leur orientation via de la diffusion d’informations. J’ai appuyé et accompagné plusieurs projets municipaux sur l’égalité de genre, bien que je ne travaille pas uniquement sur ces thématiques.

eurêka 21 : Si vous deviez nous faire voyager quelques instants de l’autre côté de la frontière, en nous parlant de Pordenone, que diriez-vous ?

Pordenone est une ville de taille moyenne, d’environ 50 000 habitants, située à la frontière avec l’Autriche et la Slovénie. Nous sommes assez proches de Venise, bien que moins connus. Pordenone était la capitale d’une des 4 provinces de la Région du Frioul-Vénétie Julienne jusqu’en 2016 lorsque les provinces ont été abolies. Son influence se fait donc encore sentir dans la Région.

De nombreux services sont concentrés à Pordenone, que ce soit les écoles, l’Université… la plupart des habitants de la partie ouest de la Région du Frioul passe à un moment ou un autre par Pordenone. Concernant les paysages et l’architecture, la ville possède une grande rue médiévale et beaucoup d’espaces verts, de parcs. Une rivière traverse la municipalité ainsi que plusieurs affluents ce qui en fait une ville très agréable à vivre.

eurêka 21 : Pordenone est aussi connue pour son action sur l’égalité de genre, comment cette question est-elle traitée par et au sein de la municipalité ?

La municipalité est en effet très sensible aux questions d’égalité de genre. Il y a d’abord un enjeu d’exemplarité. Même si nous ne sommes plus la capitale d’une des anciennes provinces, Pordenone reste une référence en termes de politiques publiques. À l’échelle municipale mais aussi de l’inter-communalité, Pordenone a lancé plusieurs initiatives qui permettent de débattre et de renforcer l’action sur l’égalité de genre. Ces initiatives sont gérées par un département spécifique : le service à l’égalité de genre qui compte deux employés, qui travaillent en partenariat avec les autres départements municipaux.

Nous avons ainsi fait évoluer notre fonctionnement interne pour mieux répondre à ces enjeux. Nous avons développé une « Commission sur l’égalité de genre », qui permet de définir nos politiques publiques en y intégrant les enjeux de l’égalité des genres. Nous avons également mis en place une « Commission de surveillance » (Single Guarantee Committee) pour éviter toute forme de discriminations dans les services de la ville. Chaque employé de Pordenone peut ainsi se manifester auprès de cette commission s’il constate une discrimination à son égard, et cela vaut particulièrement pour les discriminations liées au genre.

À une échelle plus large, nous avons plusieurs protocoles avec des petites municipalités de la Région, pour favoriser les initiatives conjointes. Enfin, nous avons validé il y a quelques années un plan pour l’égalité de genre, calqué sur les objectifs promus par la Stratégie européenne en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce plan constitue notre feuille de route en matière d’égalité femmes/hommes et décline les objectifs que nous nous sommes fixés.

eurêka 21 : L’égalité de genre est un des principes fondamentaux de l’UE et se décline dans les politiques nationales comme locales. Selon vous, pourquoi est-ce important de travailler sur l’égalité de genre en tant que municipalité ?

Les inégalités existent à tous les niveaux. Le niveau local est une échelle privilégiée pour répondre concrètement à ces inégalités. En tant que municipalité, nous avons une capacité de frappe qui est importante : nous pouvons influencer la culture collective en travaillant auprès de nos services, de nos entreprises, de nos jeunes… Il y a un réel enjeu à faire évoluer la culture commune sur les sujets d’égalité de genre et à dépasser un ensemble de stéréotypes parfois ancrés dans les esprits.

eurêka 21 : Quelles sont les principales orientations politiques développées par la ville de Pordenone en faveur de l’égalité de genre?

En interne, la feuille de route est notre plan pour l’égalité de genre. Plusieurs actions suivent ses objectifs. À titre d’exemple, nous travaillons beaucoup sur la conciliation entre vie professionnelle et personnelle, notamment pour les femmes qui ont une charge personnelle souvent bien plus élevée que les hommes (garde des enfants, soin des plus âgés…).

Nous travaillons également énormément sur le langage. La langue véhicule beaucoup de stéréotypes, d’idées préconçues sur les hommes, les femmes et leurs rôles sociaux. En cela, en tant que municipalité, nous nous devons d’être attentif au langage que nous employons auprès de nos administrés. Enfin, pour agir sur l’égalité, il faut des données ; nous collectons des données en continu grâce à des audits menés en interne, chaque année, sur cette dimension. Enfin, nous réalisons également des actions de sensibilisation sur les violences basées sur le genre ainsi que des formations auprès de nos agents.

En externe, nous avons plusieurs dispositifs qui cohabitent. Tout d’abord, « le protocole des 50 municipalités ». Ce protocole, comme son nom l’indique, est suivi par 50 communes de la Région et vise à mettre en place des actions, des événements sur l’égalité de genre. Nous avons par exemple créé un agenda commun des événements pour l’égalité de genre. Ensuite, nous avons également rédigé la « Charte de Pordenone », un mémorandum d’entente adopté par des associations, des syndicats de journalistes… pour que les médias locaux agissent en faveur de l’égalité de genre en diffusant des images et des contenus départis de tout stéréotype.

eurêka 21 : Si vous deviez évoquer des projets emblématiques de la ville de Pordenone en faveur de l’égalité de genre, lesquels seraient-ils ?

Un projet dont nous sommes très fiers est le projet « Pordenone, a future city ». Ce projet, financé par la Région, nous a permis de travailler directement avec les habitantes pour récolter leurs visions de la ville en tant que femmes. Nous avons organisé plusieurs ateliers de travail ainsi que des activités ludiques (balades urbaines, techniques d’immersion), pour voir la ville à travers le regard des femmes qui y vivent. Ce processus d’échange a conduit à la rédaction d’un catalogue d’idées avec des actions à développer par la ville.

Un autre projet emblématique, qui nous a permis de travailler directement avec les citoyens est le projet “Change”, financé par le programme européen CERV (Citoyens, égalité, droits et valeurs). Nous étions partenaires de ce projet, qui a permis de donner plus d’ampleur aux actions des associations locales et des guichets d’accompagnement pour les violences faites aux femmes. Nous avons souhaité travailler avec les hommes qui perpétraient ces violences, en partenariat avec des associations, afin d’éviter les récidives. Ce projet a conduit à parfaire les parcours d’accompagnement proposés par les structures de la ville et les associations. Lors de ce projet, nous avons également réalisé des actions de sensibilisation dans les écoles sur les violences sexistes.

Enfin, nous avons eu deux projets, financés par la Région, visant à favoriser l’inclusion des femmes migrantes, et faciliter leur accès au marché du travail (projet Meraki) et aux services de la ville, notamment médicaux (projet Aletheia).

eurêka 21 : Comment travaillez-vous avec les associations, ONGs, citoyennes et citoyens… sur ces enjeux ?

Pour l’ensemble de nos projets, nous suivons un processus participatif et incluons les associations engagées sur ce sujet. À chaque nouvelle initiative, nous partageons avec les acteurs locaux. C’est aussi ce que nous permettent les outils politiques que nous avons développé. La charte et le protocole sont des leviers pour donner un rôle à chacun et initier un changement collectif.

Il faut par ailleurs mentionner que la « Commission sur l’égalité de genre » intègre des représentants des syndicats, des associations de commerces, des jeunes (de 16 à 19 ans), des représentants d’associations et de centres antiviolence… c’est une entité ouverte au dialogue citoyen, qui n’est pas seulement alimentée par des techniciens et des élus.

Au-delà de la Commission, nous avons aussi créé des outils en faveur de l’investissement de chacun. Le calendrier partagé à l’échelle des 50 municipalités est un de ces outils. Enfin, nous investissons dès que possible de nouveaux publics avec de nouvelles méthodes. Nous allons de plus en plus sur le terrain en utilisant le « jeu » comme outil de sensibilisation. Avec les écoles, nous utilisons prioritairement ce genre d’approche, par exemple.

eurêka 21 : Quelles sont les prochaines actions prioritaires de Pordenone ?

Ce ne sont pas tant de nouvelles actions à engager que de nouveaux publics à toucher. Nous travaillons déjà beaucoup avec les agents de la municipalité, il s’agit désormais d’aller davantage vers notre population, et en particulier les jeunes de notre territoire… Comme je l’ai dit, nous pensons qu’il y a un véritable changement de culture à engager et cela doit se faire avec toutes et tous.

eurêka 21 : Quelques mots pour conclure?

De mon point de vue, notre action est essentielle et doit être menée en parallèle d’actions initiées par des structures extérieures (les entreprises, par exemple). Je suis fière de contribuer à ces politiques. Notre expérience peut aussi contribuer à faire changer les pratiques dans d’autres villes et nous sommes toujours ouverts à échanger et partager avec d’autres acteurs européens.

Cette interview a été réalisée pour eurêka 21 par Isabella Livertout, le 3 février 2025.

[1] INSEE, Femmes et hommes, l’égalité en question, édition 2022

[2] Rossalina Latcheva, « Sexual Harassment in the European Union: A pervasive but still hiden form of gender-based violence”, 2017